16. Quelqu’un se marie
Paul n’avait pas une seule bonne raison d’aller au mariage de Megan. Il avait mis une veste et un pantalon de smoking dépareillés et des chaussures marron. Avec une cravate turquoise.
Il existait des moyens plus simples de voir Alice. Il aurait pu sonner à la porte de leur appartement, par exemple, ou lui téléphoner. Mais ça ne lui aurait pas permis de faire passer le message.
– Je vous présente Diana, dit il à Mme Cooley en désignant sa cavalière, après les félicitations d’usage, sur le parvis de l’église.
Comme cette mère là avait l’air heureuse d’avoir casé une telle fille !
Il salua d’autres familles de Fire Island. Les Greenblatt, les McDermott, les Rosenheim. À chacun correspondait un souvenir. Un vélo qu’il avait volé, une maison dans laquelle il s’était introduit en douce, des toilettes qu’il avait bouchées, un hautparleur qu’il avait fait sauter. Ils lui pardonnaient tout parce qu’il était riche et que son père était mort.
Il inspecta la foule d’un coup d’œil nonchalant, écartant les cheveux qui lui tombaient dans les yeux. Ils avaient repoussé, et il ne les avait pas recoupés depuis l’intervention d’Alice. C’était à la repousse qu’on jugeait de la qualité d’une coupe, et celle d’Alice était nulle. Et voilà, il continuait à faire du surplace. Après toutes les nuits sans sommeil qu’il avait passées à la haïr, il s’accrochait encore à elle. Toujours à la haïr, toujours à s’accrocher, toujours pour la même raison.
Pendant un bref interlude, il l’avait aimée ouvertement. S’en souvenait elle seulement ? Lui arrivait il d’y penser, ne serait ce qu’une fois pour le million de fois où il y pensait, lui ? Alice l’avait accusé d’être amnésique, mais sur ce terrain, elle l’avait largement battu depuis.
Du fond de l’église, il tenta de repérer Ethan et Judy qui, en tant qu’amis proches des Cooley, devaient se trouver dans les premiers rangs. Il chercha des yeux les cheveux d’Alice.
Et si elle n’était pas là ? Dans ce cas, il aurait gaspillé beaucoup d’énergie en pure perte.
Sans penser une seconde à sa propre apparence, il s’intéressa à celle de Diana, plus belle que Monique, et plus accessible. Il avait complètement oublié l’existence de la mariée jusqu’à ce qu’elle s’engage dans l’allée centrale.
C’était le moment. Toute l’assemblée s’était levée pour se tourner vers le fond de l’église.
Paul tendit le cou. Il devait être le seul à regarder du mauvais côté. Elle était là. Entre Riley et son père. Du moins, c’est ce qu’il supposa. Il ne les voyait que partiellement. Judy se penchait dans l’allée centrale avec son petit appareil photo argenté. La connaissant, cette mère là devait se faire un sang d’encre de n’avoir marié aucune de ses filles. Il s’empressa de réprimer cet élan de sympathie dès qu’il en eut pris conscience.
Il mit toute son énergie à se rappeler que Diana était plus belle qu’Alice. Ce qui était sans doute vrai pour un œil objectif. Mais il n’arrivait pas à s’en persuader, ce qui l’énerva. Comment se forcer à préférer une personne à une autre ? Comment changer ses goûts ? Judy prétendait qu’adolescente, ayant découvert que le chocolat lui donnait des boutons, elle s’était conditionnée à ne plus aimer ça. C’était l’une de ces anecdotes dont on continue à se souvenir on ne sait trop pourquoi, et bizarrement, il lui arrivait souvent d’y repenser.
Riley le repéra et lui fit signe. Son sourire suffit à changer l’humeur de Paul. L’espace d’un instant, il se sentit redevenir un être humain. Il agita la main et sourit à son tour, d’un vrai sourire. Pour elle, il voulait rester son ami Paul, son meilleur lui-même. Pas cette version amère, minable.
Qu’allait penser Riley de Diana ? Elle penserait qu’il frimait. Cinq ans plus tôt, ou même trois, elle le lui aurait dit en face. Aujourd’hui, elle le garderait pour elle. C’était un peu triste.
Il se rendit compte, progressivement, que Riley portait une robe. Elle paraissait petite dedans, un peu garçon manqué, mais jolie aussi. L’avait-il déjà vue en robe ? Avait-elle décidé d’entrer dans le monde méprisable où vivaient et trébuchaient tous les autres ? Il n’arrivait pas à l’imaginer dans ce monde là.
Riley donna un coup de coude à Alice et lui désigna Paul. Que savait-elle au juste ? Il retint son souffle. Alice allait devoir se retourner. Alice allait devoir lui faire signe. Alors qu’il voulait la fusiller du regard, il se retrouva à lui faire signe en retour, vaincu, neutralisé et déçu par lui-même. Le but du jeu était de garder le contrôle. Il glissa un bras autour de la taille de Diana. Alice la regarda. À cette minute, il se fichait bien d’Emmanuel Kant et de la distinction entre apparence et réalité. Il se félicita d’avoir Diana à ses côtés.
Riley se tenait dans le patio avec les fumeurs. À travers les fenêtres et les portes vitrées, la fête battait son plein dans un brouillard. Les choses paraissaient moins absurdes, encadrées et isolées derrière une vitre. La plupart des gens étaient impossibles à reconnaître.
La seule personne qui sortait du lot était Paul. Jusque-là, elle avait trouvé normal de ne pas lui avoir parlé de sa maladie. Mais tout à coup, ça ne l’était plus. Elle ne s’attendait pas à le voir. Sa présence la prenait de court. Pourquoi ne lui avait-elle rien dit ?
Et si quelqu’un d’autre le lui apprenait ? Cette idée lui était insupportable. Elle aurait l’impression d’être une victime, ce qu’elle détestait au plus haut point. Les Cooley étaient au courant, comme beaucoup d’autres. Ses parents allaient supposer qu’il était au courant aussi. Elle n’avait pas l’habitude de mentir ni d’en assumer les conséquences. Un premier mensonge en entraînait un autre. Comment en était-elle arrivée là ?
Riley lui avait toujours réservé sa meilleure facette. Les moments les plus heureux de sa vie, elle les avait passés avec Paul. Si elle restait la même à ses yeux, alors cette facette serait préservée et continuerait d’exister. Lorsqu’elle était avec lui, même là, en ce moment, elle retrouvait la personne qu’elle était autrefois.
Et puis il y avait Alice. Sans le chercher, elle avait entretenu le secret entre Alice et Paul. Et si elle l’avait fait exprès ? Si c’était voulu ? Sinon, pourquoi aurait elle persisté ?
Avec sa sœur, elles se retrouvaient chez leurs parents, comme si le temps avait fait machine arrière, que l’avenir s’était évaporé. Etait ce qu’elle souhaitait ?
Elle pensa à la manière dont Paul avait regardé Alice à l’église. Elle n’avait jamais regardé quelqu’un comme ça. Et personne n’avait jamais dû la regarder de cette façon non plus. Des garçons s’étaient intéressés à elle, mais elle n’avait eu que quelques aventures superficielles. Par curiosité, ou pour avoir la paix. Elle n’avait jamais aimé personne comme Paul aimait sa sœur. Etait elle jalouse ? Jalouse de Paul ? De sa sœur ? Cette hypothèse lui répugnait. Elle refusait de penser à Paul en ces termes.
– C’est le syndrome du kibboutz, avait un jour affirmé Catie Mintz, sa copine des NOLS, en parlant de son amitié avec Paul.
– Qu’est ce que ça veut dire ?
– Les gamins qui grandissent ensemble dans les kibboutz se comportent comme des frères et sœurs. Ils ne tombent presque jamais amoureux entre eux.
Riley savait que ce n’était pas la seule raison, mais ça expliquait peut-être en partie pourquoi Paul tenait Alice à distance, pourquoi il la jugeait avec dureté et l’ignorait quand elle avait le plus besoin de son attention. Parce qu’il savait qu’un jour il voudrait l’aimer.
Riley ne supportait pas l’idée qu’Alice et Paul s’apitoient sur son sort. Elle refusait de rester captive du passé. Elle avait peur qu’ils s’apprêtent à basculer dans une vie où il n’y aurait pas de place pour elle, et où, comme l’été dernier, ils la tiendraient délibérément dans l’ignorance. C’étaient eux qui avaient commencé à avoir des secrets.
Elle vit le bleu turquoise de la cravate de Paul à travers la vitre, puis il surgit à côté d’elle.
– Tu fumes, maintenant ?
– Je n’aime pas être enfermée à l’intérieur avec plein de gens. Mais il y a presque autant de monde ici. À bas les fumeurs !
– Je ne t’avais jamais vue en robe.
– Je ne t’avais jamais vu avec une petite amie.
– Ben, tu vois.
– Je vois.
Riley regarda ses pieds. Il fallait qu’elle lui parle. Elle devait réfléchir à la bonne façon de lui dire.
– Hé ! ils annoncent de la neige pour demain, reprit il. Ça te plairait qu’on loue des skis de randonnée pour l’après-midi ? Tu te rappelles quand on a skié sur la 5e Avenue ?
Elle éclata de rire. C’était l’année de leur terminale. Paul était revenu de pension pour les vacances de Noël. Elle avait essayé de skier en s’accrochant à un bus et elle avait failli finir dessous.
Alors ?
Il avait toujours le même sourire, qu’elle aimait tant.
Si elle allait skier, ses parents en auraient une attaque. Son cœur exploserait. Et Alice la tuerait si elle n’était pas déjà morte. Mais elle ne pouvait rien lui dire.
– Ça marche !
Alice était assise devant son assiette, raide comme un piquet, pendant que le représentant en produits ménagers à sa gauche s’enfilait sa troisième vodka tonic en lui donnant des coups dans le tibia. Il lui en coûtait de faire la conversation, même avec son père qui se tenait en face d’elle. Elle se sentait tellement empruntée qu’elle n’avait pas le courage de se lever pour discuter avec les autres.
Comment Paul avait-il pu venir avec une femme dotée d’un physique pareil ? Quelle cruauté ! C’était un supplice de le voir parader au bras d’un top model vêtu à la dernière mode, alors qu’elle portait une vieille robe de sa mère avec ceinture dorée et épaulettes ! Elle aurait eu l’air moins tarte dans sa combinaison du parc. Pourquoi avait-elle fait ça ? Encore cette culpabilité, cette pulsion d’autodestruction. Elle méritait tout ce qui lui arrivait.
– Tu as fait connaissance avec la petite amie de Paul ? lui demanda Rosie Newell en s’installant à côté d’elle.
Alice se raisonna ; Rosie ne faisait pas exprès de retourner le couteau dans la plaie. Elle avait un faible pour Paul depuis des années.
– Pas encore.
– Elle est canon, hein ?
– Mm ! confirma Alice avec aigreur.
Elle fut soulagée quand Rosie s’éloigna pour danser avec le représentant en produits ménagers. Qu’elle se prenne donc quelques coups de pied !
Paul dansait avec sa superbe petite amie sur un air latino. Alice aurait voulu qu’il danse mal, mais non. Tous ceux de sa table s’étaient levés pour danser, même ses parents.
Paul dansait comme un dieu, yeux dans les yeux avec Diana. Il avait continué à avancer. Il les avait tous oubliés. Il les avait laissés derrière lui. C’était un vrai don, chez lui.
Et tout à coup, comme pour lui donner tort, Paul s’écarta de sa petite amie pour inviter Riley à danser. À son expression, Alice vit qu’il n’était pas au courant du problème de sa sœur. Celle-ci avait l’air enjouée et en forme. L’espace de quelques heures, ils pouvaient tous faire comme si tout allait bien.
Au morceau suivant, Paul prit la place d’Ethan pour danser avec Judy. C’était un peu ringard, mais sa mère adorait ce genre d’attentions. Au milieu de la chanson, Paul la renversa en arrière et elle poussa un cri de protestation pour la forme. Bon, il ne les avait pas tous oubliés. Seulement elle.
Alice vit son père approcher. Par compassion, il allait essayer de la convaincre de danser avec lui. Ça voulait dire se lever et montrer sa vieille robe dans toute sa gloire. Elle lui répondit par une grimace, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche.
– S’il te plaît, marmonna-t-elle du bout des lèvres, à la Clint Eastwood.
Elle ne savait pas où se mettre.
Toute sa vie, elle avait possédé une chose qui, si elle avait parfois été pesante, avait aussi été son plus beau cadeau. L’amour de Paul. Il avait toujours fait partie d’elle. Et elle l’avait perdu.
L’amour était une rose, disait la chanson, et il ne fallait pas la cueillir.
Elle l’avait cueillie et se retrouvait avec une poignée d’épines. Diana avait la rose, Rosie, le représentant ivre ; Alice, les épaulettes et la ceinture dorée.
Paul savait, en se servant un sixième (ou septième ?) verre de vin, qu’il allait faire une bêtise. Il l’éclusa avidement et, mettant son plan à exécution, abandonna sa charmante compagne pour se diriger vers la table d’Alice.
– Tu danses ?
Elle n’en avait aucune envie. Ça se voyait.
– Jolie robe, dit il, un peu par défi.
Elle se leva. Il la connaissait, elle détestait se défiler. Elle le suivit sur la piste de danse.
Il la tint à bout de bras, la conduisant sur un air de swing. Elle avait légèrement rougi, et ça lui allait bien.
– Comment tu vas ? lui demanda-t-elle.
– J’ai vendu la maison, répondit il avec un peu trop d’empressement.
Dans quelle mesure l’avait-il vendue pour le seul plaisir de le lui annoncer ?
« Il n’y a pas d’avenir, Alice. Pas d’espoir. Nos vies n’ont plus de point de contact. Tout ça, c’est du passé maintenant, officiellement. » S’il en était tellement persuadé, pourquoi guettait il sa réaction avec tant d’intérêt ? Elle hocha la tête.
– C’est ce que j’ai entendu dire.
Argh ! Elle était au courant. Que pouvait il inventer d’autre pour la blesser ?
– Je suis content d’en être enfin débarrassé. Nouveau hochement de tête.
Que dire d’autre ? « Je vais me marier. Je ne t’ai jamais aimée. C’est quoi, ton nom, déjà ? » Il avait honte de lui et en même temps l’impression de n’avoir plus rien à perdre.
Quelle satisfaction ce serait s’il parvenait à lui faire perdre contenance ! Si au moins elle se mettait à hurler ou à l’accuser de n’importe quoi, quel soulagement ce serait ! Bien sûr, elle n’en fit rien. Jamais elle ne faisait ce genre de choses. Sinon il ne serait pas dans une telle panade.
Il aurait donné n’importe quoi pour ne plus l’aimer. Les vieilles ruses ne marchaient plus. D’ailleurs, elles n’avaient jamais marché. Comment cessait on d’aimer quelqu’un ? C’était l’un des casse-tête les plus insolubles qui soient. Plus on s’entêtait, moins ça fonctionnait.
Le morceau fut suivi par un slow. Au lieu de s’en aller, ce qui aurait été plus malin, il l’attira à lui. Il sentit son odeur et se colla à elle, en la haïssant, en se haïssant lui-même. Maintenant, il devait en plus supporter la torture de deviner son corps sous sa robe. Il posa une main au creux de ses reins et serra, plus fort qu’il n’aurait dû. Il avait pitoyablement faim d’elle. Pourquoi ? Qu’avait-elle de spécial dont il avait tant besoin ?
Il vit ses yeux, brillants et un peu écarquillés. Elle regardait fixement pardessus son épaule, mais il capta leur lueur.
Il la relâcha et repartit à sa table, excité, frustré et malheureux. Qu’était il venu faire à ce stupide mariage ? Qui avait-il l’intention de torturer, au juste ?